[LOUISIANE] Les Cadjins

Par Guillaume Fournier


Je vous avais promis de revenir un petit plus tard avec un texte qui s’intéresserait plus précisément à l’histoire des Cajuns. 

Tout d’abord, j’aimerais faire amende honorable en m’excusant d’avoir employé si souvent le terme « Cajun ». Jusqu’à tout récemment, voyez-vous, je ne savais pas qu’il fallait dire Cadjin, ou plus simplement, Cadien.

Pourquoi, vous demandez-vous peut-être?

Parce que le terme cajun est un mot dérivé de l’anglais, qui servait à définir de façon péjorative le peuple cadien, dit cadjin, qui provenait de l’Acadie.

En employant le terme cajun, qui est effectivement très répandu dans la francophonie, on se retrouve donc à jouer le jeu de la majorité dominante, qui a longtemps été celui de l’assimilation. 

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L’autre petite remarque que je voudrais faire, avant de me lancer dans l’histoire des Cadiens, concerne le terme « créole ».

Dans la francophonie en général, c’est un terme que l’on associe généralement aux pays tropicaux, mais dans les faits, on peut aussi bien l’appliquer à la Louisiane, mais de façon légèrement différente.

Par définition, le terme créole signifie généralement : une personne d’ascendance européenne, qui est née dans les anciennes colonies tropicales.

En Louisiane, nous entendons, par créole : une personne qui est née dans l’ancienne colonie française de la Louisiane, qui parle français et qui est catholique.

Pour les planteurs, il n’y avait de créole que les gens d’ascendance européenne, qui avaient la peau blanche, mais dans les faits, il y a aussi eu des créoles noirs, qui étaient esclaves ou affranchis, et qui venaient d’Afrique.

Je ne suis pas certain si cette précision vous éclaire davantage, mais sachez tout de même que le terme créole est la plupart du temps utilisé, en Louisiane, pour parler de cette société blanche d’ascendance européenne, qui parlait le français et qui était catholique - donc pour parler de la société des planteurs, même si les créoles noirs ont bel et bien existé, et existent toujours.

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Il faut remonter jusqu’au Traité d’Utrecht de 1713, qui met fin à la guerre de Succession d’Espagne, pour comprendre l’histoire de la déportation des Acadiens.

Par ce traité, qui prépare la montée en puissance de la Grande-Bretagne, la France confirme la prise de possession de Terre-Neuve et de la baie d’Hudson par les Anglais, puis leur cède encore les territoires de l’Acadie et de Saint-Christophe.

Fait étonnant, la déportation des Acadiens s’effectue plus de quarante ans après leur conquête, soit en 1755. Des déplacements sont organisés jusqu’à la fin de la guerre de Sept Ans, qui se termine en 1763, mais c’est véritablement en 1755 que s’effectuent les déportations les plus massives.

On s’imagine évidemment que le drame que constitue cette déportation aurait été beaucoup moins grave s’il avait eu lieu directement après la signature du Traité d’Utrecht, puisque la population acadienne s’élevait alors à quelque 1700 individus, par rapport aux 15 000 que l’on dénombrait, en 1755.

Sur les quelque 12 000 Acadiens qui sont finalement déportés, près de 8000 meurent, en cours de route, en raison du froid, des épidémies, de la malnutrition, ou des naufrages.

Les survivants sont dispersés le long de l’Atlantique - en Virginie, en Géorgie, en Caroline du Sud, au Maryland, en Pennsylvanie, au New Jersey, au Connecticut, etc. -, et connaissent des sorts divers : on les exploite, on les repousse, on les arrête; certains sont renvoyés vers l’Angleterre, où ils sont emprisonnés, puis déportés vers la France, tandis que d’autres s’évadent, dans l’espoir de survivre par eux-mêmes.

À travers ce Grand Dérangement, comme on l’appelle souvent, une colonie se distingue en étant légèrement plus hospitalière que les autres : celle de la Louisiane.
© Guillaume Fournier

C’est vers ce lieu que se regroupent la plupart des Acadiens en exils, et vers ce lieu que migrent encore les 1600 Acadiens envoyés dans les prisons anglaises, puis renvoyés à Nantes, en 1785.

À travers l’histoire, le peuple cadien se diversifie largement, en se mélangeant aux peuples amérindiens, aux descendants d’esclaves, ou aux immigrants d’origines diverses.

Cela s’explique notamment par le fait que l’on ordonne aux exilés cadiens de s’installer en bordure du bayou Lafourche, puis du bayou Teche, où se trouvent les tribus Chitimachas et Atakapas. 

La plupart des exilés cadiens se contentent de survivre, sur ces terres pas toujours hospitalières, tandis que d’autres se laissent tenter par l’opportunité de devenir planteurs et d’acquérir des esclaves.

Ils sont cependant peu nombreux, et d'une importance toute relative, en comparaison avec les planteurs créoles.

De toute façon, la Guerre de Sécession survient en 1861, et change complètement la donne. Cette dernière voit la plupart des Cadiens prendre leurs distances, par rapport aux sudistes, et réagir fortement à la loi sur la conscription.

En bout de ligne, les Cadiens subissent durement les contrecoups de cette Guerre, qui les plonge à nouveau dans la pauvreté et la misère.

La suite n'est pas plus rose : maintenant que les Américains - qui méprisent tout ce qui touche leur culture - ont pris le contrôle des institutions, le processus d'assimilation des Cadiens est officiellement enclenché.

À partir de 1921, ce processus est même doublement enclenché lorsque les autorités proclament une politique d’anglicisation, qui leur interdit carrément l’usage du français.

Cette politique dure jusqu’en 1968, et porte un dur coup à la prolifération de la langue française, en Louisiane.

Pourtant, elle ne disparaît pas tout à fait.

Elle est encore portée à bout de bras par les aïeuls, qui continuent de la parler et de la défendre, malgré les interdits.

Elle est chantée, aussi, à travers deux styles musicaux, qui font leur apparition à la fin des années 20 : la musique cadienne proprement dite, du côté de la population blanche, et le zydeco (ou zarico, style dérivé d’un morceau traditionnel intitulé Les haricots sont trop salés), du côté de la population noire.

À travers l’histoire, les deux styles se coupent et se recoupent, se lancent et se relancent, puis s’influencent grandement, en bout de ligne. 
© Yannick Nolin

C’est d’ailleurs autour de la musique - ainsi que de la cuisine et du mode de vie festif des Cadjins - que s’articule enfin l’identité cadienne. 

L’intérêt envers le français revient en Louisiane, au tournant des années 60. 

Il faut cependant attendre à 1968 avant qu’une véritable mesure soit prise, pour ramener la langue française au coeur des préoccupations locales.

Au même moment, la création du CODOFIL - le Council for the Development of French in Louisiana - arrive comme une bouffée d’air frais, pour les francophiles de la région.

Grâce à eux, de nombreuses mesures sont prises, afin de restaurer la place du français, en Louisiane, mais tout cela reste évidemment très fragile.

À entendre les plus vieux, leur langue serait déjà perdue, puisque les jeunes apprennent un français qu’ils ne connaissent pas, et qui n'a pas leur couleur, ni leur accent; à écouter les plus jeunes, ou les plus optimistes, le français perdurera justement, en Louisiane, grâce à cette ouverture dont fait preuve la communauté, en s’alliant aux autres peuples francophones, dans leur lutte pour la francisation.

Deux points de vue, qui se valent sans doute, et qui témoignent tout de même de l’évolution actuelle - souhaitable ou pas - que doit subir le français pour survivre, en Louisiane.

Dans tous les cas, des gens continuent de se battre, chaque jour, pour s’assurer que cette langue ne disparaisse pas tout à fait du paysage louisianais.

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J’ai un peu abordé la question, à travers mon texte, mais la question demeure : qu’est-ce que l’identité cadjinnes?
© Yannick Nolin

Je cède la parole au poète Kirby Jambon qui, dans son magnifique poème Qui’c’qu’on est ?, s’essaie à la livraison d’une forme de réponse, à cette question pour le moins complexe :


Qui’c’qu’on est ?


On est Français, mais pas Français d’la France,
on est,
mais on est pas tout à fait, Acadien,
tout en étant American,
mais pas Américain.

Nous autres, on est les Cadjins et les Cadjinnes toujours,
on dit,
on écrit les Cadiens et les Cadiennes,
quand on écrit,
on est « kai-djeunes» si tu parles pas français,
mais on est cajun jamais jamais.

On a des grands-, grands-… grands-parents qui étaient
déportés
de l’Acadie,
ou peut-être la Cadie,
ou
peut-être que pas.

On vit dans le sud, 
dans le sud de la Louisiane,
dessus les prairies, dans les cyprières,
dessus les bayous, près de la mer,
dans le sud-est et le suroît,
donc c’est ça,
mais, 
peut-être que pas.

On parle le vieux français, on parle cadien ou créole,
ou au moins on parle anglais flat, on dit sha, dis and dat,
un accent dans les deux langues,
on parle les deux en même temps,
ou peut-être juste une langue
avec un 
ou deux accents,
ou peut-être que pas.

On joue d’la musique pimentée, on danse, on chante,
on fait d’la cuisine pimentée, on mange, pis on mange,
et pis on mange un autre plat,
et pis,
peut-être que pas.

On a des récolteurs et des pêcheurs, 
on est catholique et pécheurs,
on a des conteurs et des menteurs,
on est raconteurs et radoteurs,
on a des fêtes et des festivals,
tout l’temps, toute l’année
où on laisse les bons temps rouler
toute la nuit et toute la journée,
où on cris « lâchez-les »,
ou « Hé là-bas, comment ça va ? »
ou
peut-être que pas.

Mais,
qui’c’qu’on est, 
enfin ?

Mais, 
on est là !
OK, ében ?

*Écrit pour une présentation sur la culture cadienne,
Grand-pré, Nouvelle-Écosse,

Été 2000

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